Claudel Lamoureux-Duquette
Chercheuse responsable du projet Dispositif de soutien aux études des femmes cheffes de famille monoparentale
Institut de coopération pour l’éducation des adultes
Temps de lecture : 40 minutes
Table des matières
Introduction
Dans un contexte de société du savoir, marqué par des transformations rapides et constantes et une demande grandissante de compétences précises sur le marché du travail (OCDE, 2022), assurer que tous et toutes ont un accès équitable à l’éducation est primordial. L’acquisition du diplôme d’études secondaires (DES) « est maintenant considérée dans une large mesure comme une exigence minimale en matière de scolarité pour avoir accès au marché du travail et pour profiter de l’acquisition continue du savoir. » (Bushnik et al., 2002, p.5). Tant au niveau collectif qu’individuel, un plus haut niveau d’éducation et de scolarité a des avantages indéniables. Pour les individus, l’éducation permet une nette amélioration de la qualité de vie, à travers notamment de meilleures chances d’obtenir un emploi, une moins grande vulnérabilité sur le marché du travail, une consommation de produits mieux informée, un esprit critique plus aiguisé, une meilleure compréhension des questions et des enjeux relatifs à la santé, et une plus grande ouverture d’esprit (Robeyns, 2018). Les individus ayant une plus haute scolarité sont également plus portés à démontrer un intérêt envers la politique, à avoir une meilleure confiance interpersonnelle et à se considérer en bonne santé (OCDE, 2010). Du point de vue collectif, un plus haut niveau de scolarité favorise entre autres la croissance économique et la mise en place d’une société plus tolérante et égalitaire (Robeyns, 2018). Qui plus est, la hausse du niveau d’éducation est considérée comme l’une des meilleures protections face aux risques et imprévus financiers (OCDE, 2022; Chambre de commerce du Montréal métropolitain et Réseau réussite Montréal, 2019). D’ailleurs, en 2022, le taux de chômage chez les personnes de 25 ans et plus sans diplôme d’études secondaires était de 8,5%, en comparaison à 5,6% chez les personnes dont le plus haut diplôme obtenu est le DES (Statistique Canada, 2023).
On peut donc considérer que l’absence de DES expose les personnes à un plus haut risque de se retrouver en situation de marginalisation ou d’instabilité et accroit les inégalités sociales (Bowlby et McMullen, 2002; Chambre de commerce du Montréal métropolitain et Réseau réussite Montréal, 2019). Malheureusement, le système scolaire participe trop souvent à la reproduction des inégalités sociales (Laplante et al., 2019; Kamanzi, 2018; Bourdieu et Passeron, 1964; 1970), et contribue au maintien de la situation de précarité des populations dites marginalisées. Ces constats ont amené l’Institut de coopération pour l’éducation des adultes (ICÉA) à réfléchir aux stratégies concrètes à mettre en place afin de favoriser le cheminement vers l’obtention du diplôme d’études secondaires chez certaines populations dites marginalisées. Nous avons alors choisi de mener une étude sur les parcours scolaires des femmes cheffes de famille monoparentale sans DES1 .
En intervention comme en recherche, il convient de se demander quels sont les bons outils pour répondre à nos objectifs. Ainsi, comme nous souhaitons développer une approche innovante et concrète, et proposer des solutions adaptées aux différentes réalités des femmes monoparentales qui n’ont pas de DES, nous avons décidé d’utiliser la théorisation ancrée comme approche théorique. Selon Couture (2003), la théorisation ancrée peut « […] faciliter le développement d’interventions mieux adaptées à une [population] particulière. » (Couture, 2003, p.131). Avec sa démarche inductive, la théorisation ancrée a la particularité de favoriser les allers-retours constants entre la collecte et l’analyse des données, permettant de développer une grande sensibilité face au terrain et d’aboutir à des résultats innovants (Glaser et Strauss, 1967 ; Charmaz, 2006).
Cet article propose de démystifier le processus de recherche en théorisation ancrée en le présentant et en faisant une démonstration pratique et concrète de son application. La première section contextualise le projet de recherche en cours et sert comme point de départ à la discussion théorique qui suit. Dans la seconde section, je reviens sur les bases de la théorisation ancrée, et je présente les différents processus et outils qui y sont propres en fournissant des exemples concrets liés au projet de recherche. Finalement, la troisième section se veut une démonstration à la fois globale et pratique de la théorisation ancrée, appliquée à un moment clé de la recherche : le recrutement des participantes.
1. Contextualisation
En 2021, l’ICÉA a lancé le projet d’expérimentation d’un dispositif de soutien du retour aux études et de la persévérance scolaire des femmes cheffes de famille monoparentale qui n’ont pas de diplôme d’études secondaires (ci-après : projet dispositif), qui est un projet de recherche-action visant à soutenir le retour aux études et la persévérance scolaire de ces femmes à travers la levée des obstacles rencontrés. En commençant par une discussion sur les motifs qui ont conduit à choisir les femmes cheffes de famille monoparentale comme population cible, cette section comprend également une présentation des grandes lignes du projet.
1.1 Pourquoi les femmes monoparentales
Parmi les préoccupations en matière d’accès à l’éducation, la situation des femmes cheffes de famille monoparentale semble cruciale. Au Québec, une famille sur quatre est monoparentale, et 75% de ces familles sont dirigées par une femme. C’est donc une famille québécoise sur cinq qui est une famille monoparentale dirigée par une femme (Institut de la statistique du Québec, 2022). Les mères monoparentales sont presque deux fois plus nombreuses que les mères en couple à ne pas avoir de diplôme d’études secondaires (15% des mères seules versus 8% des mères en couple) (Secrétariat à la condition féminine, 2022) et 25,9% des familles monoparentales dirigées par une femme se situent en deçà du seuil de revenu viable, comparativement à 6,5% des familles biparentales (Institut de la statistique du Québec, 2022). La monoparentalité semble également être un frein à l’accès à la propriété : 49% des familles monoparentales sont locataires de leur logement, contre 20% des familles biparentales (Conseil du statut de la femme, 2019).
Outre les enjeux financiers, la monoparentalité est encore associée à une stigmatisation sociale et fait l’objet de préjugés, surtout face aux familles nucléaires. Un sondage récent montre que lorsqu’interrogées sur les qualificatifs associés à l’un ou l’autre des modèles familiaux, les participant·es ont tendance à décrire les familles traditionnelles comme étant stables et sécurisantes, tandis que les familles monoparentales seraient stressantes et complexes (Conseil du statut de la femme, 2019).
Considérant donc la situation de précarité financière et de stigmatisation sociale dans laquelle les femmes cheffes de famille monoparentale se retrouvent, l’ICÉA juge primordial le développement de stratégies visant à contrer cette marginalisation. Dans cette optique, nous avons choisi d’orienter nos actions vers le soutien des femmes cheffes de famille monoparentale sans diplôme d’études secondaires.
1.2 Le projet en cours
Dans le cadre du projet dispositif, nous partons du postulat que les femmes monoparentales sont confrontées à une multitude d’obstacles qui entravent leur retour aux études et leur persévérance scolaire. Ces obstacles sont :
- D’ordre situationnel, soit les éléments du contexte de vie tel qu’un décès, une séparation, la situation parentale, etc. (Cross, 1981);
- D’ordre dispositionnel, soit liés aux femmes elles-mêmes, comme des problèmes de santé mentale, un manque de motivation, un problème de toxicomanie, etc. (Cross, 1981);
- D’ordre institutionnel, qui sont liés aux diverses institutions avec lesquelles la femme pourrait interagir, comme l’organisation des horaires, des difficultés avec les méthodes d’enseignement, etc. (Cross, 1981);
- D’ordre informationnel, qui sont liés aux informations sur le système éducatif au Québec, tel que le manque d’information quant aux particularités du système, la barrière de la langue, etc. (Solar, 2021).
De là, l’objectif du projet est d’expérimenter des stratégies concrètes de levée de ces obstacles avant qu’ils mettent en péril le projet de retour aux études ou la persévérance scolaire des femmes. Ces stratégies prennent la forme d’un dispositif, incarné par les agentes de terrain.
En adoptant un devis de recherche-action, nous avons choisi d’avoir une grande présence sur deux terrains d’expérimentation, soit Montréal-Nord et la région du Kamouraska, Rivière-du-Loup, Rimouski et Les Basques (KRTB) au Bas-Saint-Laurent. Combinant un travail de recherche et de liaison entre les organismes et les femmes, les agentes de terrain assurent cette présence locale. Leur travail est complexe et leurs tâches sont multiples : elles développent des liens avec les organismes communautaires et les institutions publiques (Centres intégrés de santé et de services sociaux, Centres de services scolaires, etc.), elles assurent un suivi auprès des participantes, elles réfléchissent aux solutions aux obstacles que ces femmes rencontrent, etc. Concrètement, elles sont chargées de tester, sur le terrain et en accompagnant chacune une cohorte de femmes, les différentes modalités du dispositif de soutien. Nous sommes ainsi en mesure d’accompagner des femmes vers et durant leur retour aux études, tout en colligeant des données afin de tester empiriquement quelles sont les meilleures pratiques de cet accompagnement.
2. La théorisation ancrée : une approche réflexive et circulaire
Dans le processus de construction du projet de recherche, l’adoption de la théorisation ancrée comme approche théorique s’est rapidement imposée comme le choix idéal, de par sa visée expérimentale et innovatrice ainsi que son approche flexible misant sur le développement de liens avec les participant·es. La section débute par un résumé de l’évolution de la méthode, et je poursuis en présentant les éléments centraux à l’application de la théorisation ancrée. Afin de faciliter la compréhension de ces aspects de la théorisation ancrée, des exemples de leur application concrète dans le cadre du projet dispositif seront donnés.
2.1 Les divers outils et méthodes en théorisation ancrée
Faire un résumé du processus de recherche en théorisation ancrée n’est pas chose simple. L’approche est passée à travers plusieurs transformations et a subi l’influence de différent·es auteur·rices au fil du temps. Aujourd’hui, on reconnait trois courants différents dans la théorisation ancrée, chacun caractérisé par les auteur·rices y ayant contribué (Novo et Woestelandt, 2017). La figure suivante résume ces courants :
(1) Plus de détails sur le projet seront donnés à la section 1.
Si vous souhaitez en savoir plus sur les différents courants de la théorisation ancrée ainsi que sur les transformations à travers lesquelles la méthode est passée, vous pouvez consulter l’annexe 1.
Malgré ces changements, la théorisation ancrée s’appuie sur de grands principes et sur l’utilisation d’outils qui sont communs aux trois courants. Sous toutes ses formes, la théorisation ancrée propose d’adopter une posture réflexive face à ses données et de réaliser un processus de comparaison constante – entre les données entre elles, entre les différents cas et entre les terrains – ainsi que des allers-retours multiples entre les données et les terrains. Le codage et l’analyse des données se déroulent ensuite de manière circulaire, et les différentes étapes ont lieu en simultanée. L’approche se base également sur une approche inductive, priorisant la sensibilité théorique à la recension des écrits en début de recherche (Bowen, 2006). La suite de la section présentera plus en détail ces différents principes et outils utilisés en théorisation ancrée.
a) Approche inductive
L’approche inductive est centrale au processus de recherche en théorisation ancrée. À l’inverse des méthodes hypothético-déductives – qui proposent la formulation d’une hypothèse de recherche qui est ensuite confirmée ou infirmée dans l’expérimentation et la collecte de données – les conclusions de l’approche inductive prennent racine dans les données et les observations empiriques elles-mêmes (Novo et Woestelandt, 2017). Selon Patton (1980, p.306), cela signifie que : « […] les modèles, les thèmes et les catégories d’analyse proviennent des données; ils émergent des données plutôt que d’être imposés avant la collecte et l’analyse des données. » [Traduction libre]. Ainsi, en théorisation ancrée, la démarche de recherche ne commence pas par la formulation d’une hypothèse, mais plutôt par l’établissement de questions et d’objectifs de recherche (Blais et Martineau, 2006).
Dans le projet dispositif, l’objectif de départ était d’expérimenter un processus ou un dispositif de soutien du retour aux études et de la persévérance scolaire des femmes cheffes de famille monoparentale. Le dispositif est incarné par l’agente de terrain, mais aucune tâche précise n’a préalablement été associée à ce rôle. Les données collectées servent donc notamment à circonscrire les tâches de l’agente de terrain, et à préciser son rôle dans le processus de levée des obstacles.
b) Revue de littérature et sensibilité théorique
Afin de rester le plus neutres possible face aux données collectées et de respecter le processus inductif propre à la méthode, les tenant·es de la théorisation ancrée invitent à ne réaliser la revue de littérature qu’à la toute fin de la recherche. Ils et elles proposent plutôt de développer une sensibilité théorique à l’aide de concepts sensibilisateurs. Ces concepts servent à identifier les dimensions d’analyse de la recherche, suggèrent aux chercheur·euses une direction à suivre et servent de point de référence au cours de la recherche (Bowen, 2006).
Dans le cadre du projet dispositif, aucune revue de la littérature n’a encore été réalisée – cette étape est prévue pour l’automne 2023, à termes de la collecte de données et du processus de codage. Afin de circonscrire l’analyse, les concepts sensibilisateurs suivants ont été ciblés : le parcours scolaire des femmes (entre retour aux études, persévérance scolaire et réussite des études); les obstacles à la participation scolaire (obstacles situationnels, dispositionnels, institutionnels et informationnels – voir section 1.2); la communication des obstacles (processus de communication des obstacles des femmes aux agentes de terrain); et la stratégie intersectorielle (mise en relation d’organisme entre eux et entre les femmes et les organismes pouvant lever les obstacles).
c) Comparaison constante et aller-retour
Central à la théorisation ancrée est le principe de comparaison constante. Afin d’assurer la validité de la théorie, le ou la chercheur·euse est invité·e à colliger des données auprès de groupes différents afin d’accéder à une diversité de cas. Il s’agit ensuite, tout au long de la recherche, de comparer les cas et les groupes entre eux, afin de faire émerger les convergences et les divergences, de comparer les divers éléments d’un même cas et de comparer les cas, les groupes et les incidents avec les codes et les catégories émergentes2 (Savoie-Zajc, 2006; Walker et Myrick, 2006). Ce processus permettra l’émergence de codes, de catégories et, ultimement, de la théorie (Walker et Myrick, 2006).
Concrètement, dans le cas du projet dispositif, nous avons choisi de mener le projet dans deux milieux de collecte de données : a) à Montréal-Nord, un milieu urbain caractérisé par la haute densité de la population et une proportion importante de personnes immigrantes (Ville de Montréal, 2018); b) au Kamouraska, Rivière-du-Loup, Témiscouata et Les Basques (regroupement de MRC au Bas-Saint-Laurent), un milieu rural caractérisé par une faible densité de population de même qu’une population particulièrement vieillissante (Institut de la statistique du Québec, 2023). Cela nous permet donc de colliger et de comparer les données sur les particularités de l’approche en milieu urbain et rural. Par ailleurs, les profils des femmes des deux cohortes sont très différents : elles ont entre 23 et 44 ans, certaines ont connu une situation de maternité précoce tandis que la maternité a été plus tardive pour d’autres, et un peu plus de la moitié de l’échantillon est composé de femmes ayant immigré au Canada plus ou moins récemment. Cette diversité des profils permettra donc d’appliquer le processus de comparaison constante intercas.
En parallèle avec la comparaison constante, le ou la chercheur·euse doit effectuer de nombreux allers-retours entre l’analyse et le terrain. Concrètement, il s’agit d’envisager un processus méthodologique circulaire (Novo et Woestelandt, 2017), c’est-à-dire de réaliser des allers-retours constants entre l’expérimentation (la collecte de données) et le codage (l’émergence de la théorie), afin de réinvestir les conclusions initiales sur le terrain. Ceci vise à confirmer ou à infirmer les conclusions initiales et à renforcer le poids théorique final (Paillé, 1994). Dans le cadre du projet dispositif, une place centrale est donnée au réinvestissement empirique des conclusions théoriques. En tant que chercheuse, je travaille en proximité avec les agentes de terrain dans une dynamique de dialogue constant. Les conclusions tirées des données sont fréquemment communiquées aux agentes de terrain, qui réajustent leurs actions tout en notant l’impact, favorable ou défavorable, de ce changement. Ce processus génère à son tour des données, qui seront analysées puis testées à nouveau sur le terrain.
d) Posture réflexive – journaux de bord et mémos de recherche
La théorisation ancrée demande aux personnes impliquées dans la collecte et l’analyse des données d’adopter une posture de réflexivité tout au long de la recherche. Il s’agit donc de reconnaître la subjectivité des individus impliqués dans la recherche et l’influence de cette subjectivité sur les données recueillies et leurs analyses. Charmaz (2014, p.12) postule que : « […] [si] nous partons de l’hypothèse que la réalité sociale est multiple, processuelle et construite, nous devons alors prendre en compte la position, les privilèges, la perspective et les interactions du [et de la] chercheur[·euse] en tant que partie inhérente de la réalité de la recherche. » En phase avec les principes de comparaison constante et d’aller-retour entre les données et le terrain, la posture réflexive adoptée vise à favoriser l’émergence de codes et de catégories réellement représentatifs de l’objet d’étude (Allard et al., 2020).
Sur le terrain, l’application de ce principe signifie que les agentes de terrain rédigent de manière assidue et rigoureuse des journaux de bord plusieurs fois par semaine. Dans ceux-ci, elles documentent leurs actions, leurs impressions, leurs réflexions, etc. en lien avec l’implémentation du dispositif dans leur milieu respectif. Les journaux de bord sont donc un outil d’une grande richesse pour la compréhension de la réalité du terrain. Ils sont considérés comme des données à part entière et font l’objet d’un processus de codage et de catégorisation (Baribeau, 2004). En effet, dans le cadre du projet dispositif, nous misons grandement sur la rédaction de journaux de bord pour la collecte de nos données. Bien sûr, nous utilisons une multitude d’autres outils de collecte de données (questionnaires de renseignements sociodémographiques, entrevues semi-dirigées, etc.), mais les journaux de bord rédigés par les agentes de terrain constituent le cœur de la compréhension de l’application du dispositif d’accompagnement.
Au niveau théorique, je rédige des mémos de recherche. Ceux-ci servent à rendre compte et à garder une trace des choix analytiques effectués tout au long de la recherche : pourquoi un code a été créé, ou même supprimé? Quels codes ont été regroupés en quelle(s) catégorie(s) et pourquoi? Les mémos de recherche sont également utilisés pour définir une catégorie, formuler une ou plusieurs hypothèse(s), revenir sur ces hypothèses, tester des idées, expliquer un phénomène observé, etc. (Paillé, 1994). Ces mémos sont également traités comme des données et les divers éléments le composant sont codés, catégorisés et analysés (Baribeau, 2004). Ces outils sont primordiaux au processus de recherche en théorisation ancrée, car ils permettent de rendre compte des a priori et des préconceptions et de suivre l’évolution de la réflexion tout au long de la recherche.
e) Codage
Le processus de codage est primordial à la recherche en théorisation ancrée. Tel que mentionné plus haut, le processus de codage n’en est pas un linéaire : dans une dynamique circulaire, il est marqué par des allers-retours constants entre le terrain et les données (Paillé, 1994). Dans un effort visant à rendre l’approche accessible à tous·tes, Paillé (1994) a défini six étapes d’analyse : le codage initial, la catégorisation, la mise en relation, l’intégration, la modélisation puis la théorisation3. La figure 2 illustre le processus d’aller-retour propre au processus d’analyse en théorisation ancrée.
(2) Plus de détails sur les codes et les catégories sont donnés à la section « e) codage ».
(3) Pour plus de détails sur les différentes étapes de codage proposées par Paillé (1994), voir l’annexe 2.
Le processus de théorisation ancrée suppose une remise en question constante des choix, des catégories et des conclusions préalables. Par exemple, des catégories identifiées à l’étape de la catégorisation peuvent rapidement devenir obsolètes et perdre de leur sens à l’étape de mise en relation ou d’intégration, ou lorsque d’autres données sont collectées et que la catégorie y est confrontée. Il s’agit donc d’approcher les données avec beaucoup d’humilité et d’accueillir ces remises en question, puisqu’elles sont centrales au processus. Tout ceci permet de faire sens des expériences subjectives des personnes et d’en rendre compte de manière empirique.
Dans le cadre du projet dispositif, l’exercice de codage et de catégorisation des données est presque constant : dans la mesure du possible, je code les journaux de bord au fur et à mesure que les agentes de terrain me les partagent. Avant d’analyser les nouveaux journaux de bord, je les lis en entier et note mes premières impressions, mes questions et mes réactions initiales. Le lendemain, je commence le codage. Concrètement, j’ai d’abord effectué un codage in vivo ligne par ligne lors duquel le sens ou le thème de chaque ligne des journaux de bord était dégagé sans reformulation pour 49 journaux de bord, allant de janvier à septembre 2022. J’ai ensuite procédé à l’agrégation des codes similaires, ce qui a mené aux étapes de catégorisation et de mise en relation des catégories entre elles, suivi par un processus d’intégration, donc de comparaison des catégories avec l’objet initial. Puisque le projet a encore cours, les autres étapes n’ont pas encore été appliquées.
En codant les données, je peux ainsi dégager des catégories émergentes, qui seront ensuite investies et testées sur le terrain de manière circulaire. De cette façon, nous testons différentes approches et stratégies, tout en recueillant et analysant des informations à leur propos, afin de trouver celle(s) qui fonctionne(nt) le mieux. Plus qu’une technique par « essai-erreur », procéder de la sorte nous permet de valider empiriquement les choix que nous faisons sur le terrain, et de développer un modèle qui est adapté à la réalité de la population ciblée.
3. Illustration pratique de l’application de la théorisation ancrée
Maintenant que nous avons présenté le projet dispositif et discuté des diverses étapes, méthodes et outils en théorisation ancrée, cette section propose une démonstration de la manière dont l’approche de la théorisation ancrée nous a permis de naviguer dans le projet avec souplesse. Afin d’illustrer concrètement le propos et de mettre en exergue l’importance de la flexibilité, la prochaine sous-section traite de la monoparentalité et de l’importance que l’évolution de ses définitions a prise dans le cadre du projet dispositif. Dans la seconde sous-section, je discuterai des enjeux de recrutement auxquels nous avons fait face, et des stratégies mises en place afin de réussir à rejoindre la population ciblée par le projet.
3.1 Définir la monoparentalité : une réalité multifacette
Adopter une approche méthodologique misant sur la réflexivité, la remise en question constante et la co-construction nous a permis, l’équipe du projet, d’adapter notre interprétation de la monoparentalité aux situations réellement vécues par les femmes et de ne pas nous enfermer dans une définition théorique loin de la réalité. Au cours de discussions préliminaires avec des organismes clés dans l’intervention auprès de femmes monoparentales de Montréal-Nord, il est ressorti que la définition de la monoparentalité souvent utilisée est restrictive et non représentative de la réalité de nombreuses femmes. Le ministère de la Santé et des Services sociaux (2017) définit la monoparentalité comme : « [une] mère ou [un] père, sans conjoint ou conjointe ni partenaire en union libre, qui habite un logement avec un ou plusieurs enfants », alors que la réalité est à notre avis beaucoup plus complexe. Nous avons donc fait le choix conscient d’élargir les critères de la monoparentalité dans le cadre de cette recherche et d’inclure les situations suivantes :
- Les femmes qui vivent avec un·e conjoint·e (parent ou non du ou des enfant(s)) ne participant pas aux soins quotidiens des enfants et qui n’est pas actif·ive dans la vie familiale;
- Les femmes qui habitent au Canada et qui ont un ou des enfant(s) vivant(s) à l’étranger : nous considérons que la charge mentale et la pression économique associée à la maternité continuent d’exister malgré l’éloignement des enfants;
- Les femmes habitant au Canada, mais qui sont mariées ou qui ont un·e conjoint·e habitant dans un autre pays.
3.2 Les enjeux de recrutement : aller vers les femmes et bâtir la confiance
La population ciblée pour la recherche est extrêmement nichée : il s’agit de femmes qui élèvent leur(s) enfant(s) seules, qui n’ont pas terminé leurs études secondaires (ou dont le diplôme d’études secondaires n’est pas reconnu au Québec), et qui cherchent à obtenir ce diplôme. Ces femmes ont un faible niveau de scolarisation et souvent peu de moyens financiers, en plus d’avoir un ou des enfants à charge. Elles se retrouvent donc à la croisée de plusieurs systèmes d’oppressions, et peuvent, avec raison, avoir perdu espoir et confiance envers les institutions officielles. Pour mener une recherche avec ces femmes, il est donc primordial de bâtir un lien de confiance solide avec celles-ci. La flexibilité inhérente à la théorisation ancrée permet aux agentes de terrain de prendre le temps de développer cette relation de confiance avec les participantes : elles s’adaptent à leur horaire, leur offrent une boisson chaude et une collation lors des rencontres et, surtout, ajustent les outils et les moments de collecte de données à leurs besoins et à leur quotidien chargé. Mais ce n’est pas tout : il faut d’abord réussir à trouver, rejoindre et mobiliser ces femmes. Dans notre vision du projet, c’est une responsabilité qui incombe aux agentes de terrain.
Tôt dans l’expérimentation, le recrutement de femmes s’est avéré plus compliqué que projeté. Peut-être naïvement, nous n’avions pas envisagé que rejoindre des participantes potentielles allait être aussi ardu : les agentes de terrain et moi-même imaginions que le service offert allait créer un engouement et que, rapidement, chacune des places disponibles allait être comblée. Ce n’est pas ce qui s’est passé. Le recrutement s’est échelonné sur plusieurs mois, et de nombreuses techniques pour joindre les femmes ont été mises à l’essai lors de cette période.
Dans l’esprit de la théorisation ancrée, nous avons documenté tout le processus. Plutôt que d’aborder les enjeux de recrutement comme un obstacle lié à la méthodologie du projet, nous les avons considérés comme des éléments de l’expérimentation à part entière, comme des données de recherche. Cela nous a permis de dégager des constats préliminaires en lien avec les obstacles liés au recrutement, ainsi que de tester empiriquement les différentes façons de rejoindre les femmes. Sans l’exigence de la théorisation ancrée de documenter minutieusement chacune des étapes, le recrutement aurait probablement été abordé comme une phase du projet de recherche plutôt qu’une étape de l’expérimentation pouvant générer des conclusions.
Nous avons initialement cherché à entrer en contact avec les femmes par le biais d’approches de recrutement plus « traditionnelles », notamment en posant des affiches à certains endroits fréquentés par la population ciblée. Lors de cette première étape du recrutement, nous avons également amorcé une collaboration avec certains organismes communautaires et certaines institutions publiques. Ces deux premières actions n’ont pas généré beaucoup de résultats, et nous nous sommes aperçues de la nécessité de diversifier les techniques et les stratégies adoptées.
La responsabilité de joindre ces femmes incombe à l’équipe du projet : si nous voulons leur offrir un service et les amener à participer au projet de recherche, nous devons aller vers elles et nous adapter à leur réalité. Dans un second temps de recrutement, nous avons donc fait un effort de simplification et de personnalisation du matériel utilisé, et nous avons approfondi et diversifié les relations avec les organismes communautaires et institutionnels. Au lieu d’aller uniquement vers les organismes dont la mission est directement en lien avec les enjeux étudiés, les agentes de terrain et moi-même avons élargi l’étendue de nos collaborations et sommes entrées en contact avec les femmes à travers des lieux de rassemblement, des lieux de vie et des lieux du quotidien. C’est ainsi que nous sommes allées poser des affiches dans les bibliothèques de quartier, les banques alimentaires, les CPE, les écoles primaires, les centres de femmes, les maisons de la famille, les friperies, etc. Nous nous sommes rapidement aperçues que nous n’étions pas les seules à vouloir les rejoindre et à chercher des manières d’entrer en contact avec elles, témoignant de l’importance de l’arrimage des actions. Qui plus est, nous avons rapidement constaté la nécessité de créer des contacts directs avec les femmes, d’aller à leur rencontre et de discuter avec elles afin d’humaniser et de concrétiser le processus.
En plus d’investir différents lieux de contacts, nous avons réfléchi aux méthodes alternatives pour joindre les femmes et susciter leur intérêt envers le projet. C’est ainsi que nous avons organisé des activités afin de tenter de rejoindre ces femmes, telles que des présentations du projet mêlées à des discussions et des moments d’échange informels dans leur milieu de vie, et un atelier de cuisine collective. Nous avons également exploité les ressources locales, spécialement sur le terrain du KRTB, en publiant des annonces dans les journaux locaux et en collaborant avec les radios locales afin qu’elles mettent en onde de petites capsules présentant le projet.
À travers ces démarches, nous avons constaté l’importance d’une présence soutenue sur le terrain de la collecte de données. Le troisième moment de recrutement a donc été marqué par les contacts et les relations interpersonnelles que les agentes ont développées avec les femmes et les intervenant·es. En allant directement à la rencontre des femmes, les agentes de terrain humanisent le processus et permettent aux futures participantes de mettre un visage sur le projet de recherche. La présence concrète sur le terrain des agentes a permis de créer des liens avec les acteur·trices clés de divers·es organismes et institutions qui se sont avérés cruciaux dans le processus de recrutement. En effet, certain·es intervenant·es ont d’abord affiché une certaine réticence face au projet et se sont montré·es protecteur·trices des femmes que nous cherchions à recruter. Considérant la situation de marginalisation des femmes monoparentales sans diplôme d’études secondaire, nous comprenons ces réserves et cette attitude protectrice à leur égard. À cet effet, prendre le temps de gagner la confiance des intervenant·es ainsi que de légitimer le projet de recherche à leurs yeux a été nécessaire pour qu’ils et elles endossent le projet et le présentent aux personnes fréquentant les services de l’organisme. Cela n’a toutefois pas été une mince tâche, et plusieurs rencontres et interactions avec les organismes ont été nécessaires pour atteindre cet objectif. Une fois ce lien de confiance établi, les intervenant·es ont été d’une aide indispensable au recrutement, témoignant de l’importance de la démarche.
L’adoption d’une nouvelle stratégie de recrutement a suscité des discussions d’équipe avant, pendant et après sa mise à l’essai. Sur le plan théorique, la consignation méthodique des techniques testées, de leurs failles et de leurs résultats a rendu possible la génération de conclusions empiriquement solides quant au recrutement des femmes monoparentales. Nous avons suivi les principes de base de la théorisation ancrée et chaque action a donc engendré la rédaction de journaux de bord, puis un processus de codage, de discussion, de réflexion et de réinvestissement des conclusions préliminaires sur le terrain. C’est ce qui nous a permis de tester rigoureusement les différentes approches de recrutement, et de cibler les méthodes les plus efficaces afin de réussir à joindre la population ciblée.
Conclusion
Tel que mentionné en introduction, l’augmentation du niveau d’éducation permet une amélioration de la qualité de vie, tant au niveau individuel que social. Ainsi, il est pertinent d’étudier les facteurs pouvant entraver le retour aux études et la persévérance scolaire de certaines populations. L’ICÉA a décidé d’étudier ces facteurs chez les femmes cheffes de famille monoparentale, en mettant sur pied un projet de recherche-action dans lequel un dispositif de soutien était expérimenté. En cherchant la production de résultats innovants et près de la complexité de la réalité de ces femmes, nous avons choisi d’utiliser l’approche de la théorisation ancrée, dont la méthode permet d’arriver à une nouvelle compréhension de phénomènes sociaux (Méliani, 2013). La théorisation ancrée n’est cependant pas la seule approche théorique offrant ces avantages et permettant une sensibilité accrue au terrain, aux données et aux participant·es. Elle est toutefois particulièrement intéressante du fait qu’elle permet de poser un cadre d’analyse clair dans l’exploration de phénomènes encore méconnus, à travers le processus d’aller-retour constant entre le terrain et les données, ainsi que la grande réflexivité demandée aux chercheur·euses tout au long de l’étude.
Rappelons que l’objectif de l’article était de présenter une application concrète de la théorisation ancrée dans le cadre d’une recherche visant le soutien du retour aux études des femmes cheffes de famille monoparentale. L’application de cette méthode nous a d’ailleurs permis d’examiner en profondeur un enjeu auquel nous ne pensions pas être confrontées, soit les défis liés au recrutement, et de faire de cette étape parfois escamotée un aspect déterminant de notre projet. Nous pouvons donc aborder le suivi des femmes avec une connaissance accrue de leur milieu de vie et une grande sensibilité face à leur réalité particulière. Étant une approche théorique globale, la théorisation ancrée n’impose pas d’épistémologie précise, et offre l’avantage de pouvoir être pleinement appropriée par le ou la chercheur·euse l’utilisant (Urquhart, 2012). Il est donc possible, et c’est ce que nous privilégions dans le cadre du projet, de puiser dans les approches féministes et humanistes pour bonifier la méthode.
La théorisation ancrée a toutefois des limites lui étant propres et dont il faut tenir compte. Le ou la chercheur·euse adoptant la théorisation ancrée dans le cadre d’une étude risque de se retrouver submergé·e d’une grande quantité de données, et il peut être difficile d’en faire ressortir le sens. Il est primordial qu’il ou elle puisse prendre de la distance face à ces données pour mener l’analyse adéquatement. La rédaction de mémos analytiques peut aider à pallier cette limite (Couture, 2003). Par ailleurs, le processus demande un grand engagement réflexif du/de la chercheur·euse, qui doit tenter d’analyser les données de la manière la plus systématique et exempte de prénotions possibles : il ou elle « […] doit garder l’esprit ouvert et éviter de se laisser influencer par des catégories provenant d’un cadre conceptuel préexistant. » (Couture, 2003, p. 129). Finalement, certain·es penseur·euses de la théorisation ancrée argumentent que les connaissances produites en utilisant l’approche ont un potentiel de généralisation limité, et qu’elles représentent plutôt un portrait d’une situation indissociable dans le temps et dans son contexte (Allard et al., 2020). On peut toutefois argumenter que bien que la possibilité de généralisation soit limitée, le modèle généré peut tout de même être applicable à d’autres personnes qui sont dans un contexte similaire (Garneau, 2015).
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Annexes
Annexe 1 : les différents courants de la théorisation ancrée
a) Glaser et Strauss – théorisation ancrée « classique »
La théorisation ancrée prend racine dans un livre de Barney Glaser et Anselm Strauss publié en 1967, intitulé The Discovery Of Grounded Theory : Strategies for Qualitative Research. Ces auteurs étaient critiques des approches hypothético-déductives prédominantes dans les sciences sociales de l’époque et souhaitaient s’en distancier (Allard et al., 2020 ; Guillemette, 2006). En adoptant une démarche plus « explorative » que ce que les méthodologies qualitatives de l’époque proposaient, ils ont développé une nouvelle approche dont l’objectif explicite était le développement de conclusions théoriques solides (Novo et Woestelandt, 2017). Cette méthode visait l’innovation scientifique et la création de nouvelles théories à travers l’adoption d’une approche inductive, c’est-à-dire dont les conclusions prennent racine dans les données et les observations empiriques elles-mêmes (Novo et Woestelandt, 2017). Dans cette première mouture, l’accent est mis sur la distanciation et l’objectivité du ou de la chercheur·euse face aux données : il ou elle doit être neutre et passif·ive lors de la collecte de données et doit réaliser la revue de littérature à la toute fin du processus, afin de ne pas « teinter » son interprétation des données. Ainsi :
« […] l’émergence [théorique] est dite naturelle en raison des allers-retours entre théorie et données engendrés par le processus d’échantillonnage théorique entraînant graduellement la validation de la théorie » (Allard et al., 2020, p. 3).
b) Strauss et Corbin
Glaser et Strauss ont ensuite pris des chemins différents dans leur conception de la théorisation ancrée. Strauss, dans ses travaux réalisés seul et avec Juliet Corbin, adopte une posture considérée plus pragmatiste, soit axée sur le développement de résultats de recherche qui permettent l’explication et la compréhension de la réalité, plutôt que sa découverte. Notamment, il propose de s’intéresser à la compréhension et à l’interprétation subjective que les sujets ont de leur situation (Allard et al., 2020). Strauss et Corbin invitent à procéder à un processus de vérification empirique des connaissances produites tout au long de la recherche, ajoutant donc un aspect abductif au processus purement déductif initialement proposé par Glaser et Strauss (Allard et al., 2020). Cette étape de l’abduction consiste à adopter une hypothèse explicative en fonction des faits observés, et à considérer le contexte dans lequel ces faits sont constatés (Hallée et Garneau, 2019). Les auteurs proposent également de considérer l’importance du ou de la chercheur·euse dans le processus : il ou elle n’est pas hors de la société, il ou elle a sa propre subjectivité qui aura inévitablement un impact sur les résultats de l’analyse. Ainsi, la personne responsable des analyses doit faire preuve de transparence et d’autoréflexion quant à son cheminement intellectuel, et utiliser des outils et des stratégies, tels que le journal de bord et le mémo de recherche, permettant de rendre compte de ce cheminement et de son influence dans le développement de la théorie (Allard et al., 2020).
c) Corbin et Charmaz – posture constructiviste
Plus tard, dans des travaux avec Kathy Charmaz, Corbin argumente que le ou la chercheur·euse a une place encore plus grande qu’initialement postulé, et qu’à cela s’ajoute l’influence du contexte de la recherche (Allard et al., 2020). Ainsi, les autrices invitent à considérer que :
« […] le développement des connaissances se situe à l’intérieur de l’interaction sociale qui s’établit entre le chercheur et les participants à la recherche ainsi que dans leurs contextes sociaux respectifs. […] La théorie qui émerge de la recherche représente donc une conception de l’expérience sociale partagée entre le chercheur et les participants à la recherche. » (Allard et al., 2020, p. 5)
Concevoir ainsi la théorisation ancrée a toutefois comme défaut de limiter grandement le potentiel de généralisation des conclusions tirées (Allard et al., 2020).
Annexe 2 : les étapes du codage en théorisation ancrée selon Paillé (1994)
- Le codage initial : Cette étape est le niveau d’analyse le plus superficiel. Ici, à travers une analyse ligne par ligne du corpus de données, on tente de dégager un premier niveau de sens, encore très près des données elles-mêmes. On cherche à rendre compte de petites parties des données de manière précise, concise et fidèle. La question à se poser ici est : de quoi s’agit-il? (Paillé, 1994)
- La catégorisation : L’étape de la catégorisation vise à : « […] porter l’analyse à un niveau conceptuel en nommant de manière plus riche et plus englobante les phénomènes, les événements qui se dégagent des données. » (Paillé, 1994, p.159). Ainsi, on retourne dans les codes initiaux afin de faire ressortir les liens, les expliquer et les mettre en perspective. La catégorie étant un élément central de la théorisation, celles-ci doivent être raffinées, précisées, détaillées. Il s’agit donc de définir les modalités des catégories, les justifier et identifier les différentes formes qu’elles peuvent prendre. On se demande : que se passe-t-il ici? (Paillé, 1994).
- La mise en relation : Ici, on compare les catégories entre elles afin de faire ressortir les liens. Cette étape nous rapproche de l’objectif de la théorisation ancrée, qui est de faire émerger une catégorie centrale et des catégories périphériques expliquant le phénomène observé. Elle permet de passer d’une conception statique à une conception dynamique des données. On se pose les questions suivantes : est-ce que ces éléments sont liés entre eux? En quoi et comment sont-ils liés ou non? (Paillé, 1994).
- L’intégration : lors de cette étape, on doit revenir aux questions et à l’objet de départ et observer ce qui s’est dégagé des étapes précédentes en lien avec l’intention d’origine. Il s’agit alors de dégager clairement l’objet principal, l’objet de l’analyse. Pour ce faire, on se demande : quelle est la problématique initiale? Quel phénomène ressort présentement? Quel est le sujet de l’étude? (Paillé, 1994).
- La modélisation : cette étape du processus d’analyse en théorisation ancrée « consiste à reproduire le plus fidèlement possible l’organisation des relations structurelles et fonctionnelles caractérisant un phénomène, un événement, un système, etc. » (Paillé, 1994, p.174). On se demande : quel est ce phénomène? Quelles sont ses caractéristiques, ses particularités et ses conséquences? Quels sont ses préalables? Quels sont les processus qui ont cours dans ce phénomène? (Paillé, 1994)
- La théorisation : Lors de cette étape finale, il s’agit de formuler la théorisation à la lumière des allers-retours réalisés entre les étapes précédentes. « La théorisation doit permettre de saisir la complexité du phénomène tant au niveau conceptuel qu’au niveau empirique de ses mises en situation. » (Méliani, 2013, p. 442). On arrive donc à cette théorisation de façon graduelle, à force d’aller-retour entre le processus d’analyse et en précisant toujours notre regard. La théorisation est le processus de même que le résultat (Paillé, 1994).