L’œuvre Inconditionnelles du collectif Art Entr’Elles : la co-création comme espace de rencontre, d’apprentissage et de transformation

Édition spéciale 2025 d’Apprendre + Agir

Marie Michèle Grenon
Anne-Céline Genevois

Résumé

Cet article présente l’expérience d’élaboration de l’œuvre sonore Inconditionnelles réalisée en 2022-2023 par Art Entr’Elles, un collectif d’artistes qui disent NON à la violence, à l’intolérance et à la pauvreté. Opérant avec le soutien de la Société Elizabeth Fry du Québec (SEFQ) au sein d’une maison de transition pour femmes à Montréal, l’organisme artistique à but non lucratif Art Entr’Elles mobilise l’art communautaire comme outil de changement individuel et collectif pour contribuer à la réintégration sociale de femmes ayant (sur)vécu à l’incarcération. L’art communautaire est un processus créatif et de réflexion en groupe visant à co-créer une œuvre artistique collaborative à travers les points de vue croisés des personnes impliquées : femmes judiciarisées, artistes professionnel·le·s, coordonnatrice du collectif et chercheuse. Ainsi, l’article approfondit le processus de co-création d’Inconditionnelles qui s’est révélé être un espace de rencontre, d’apprentissage et de transformation pour les personnes participantes. L’article démontre notamment que les ateliers artistiques du collectif Art Entr’Elles sont une occasion pour les femmes judiciarisées de renouer avec le plaisir d’apprendre à une étape charnière de leur réintégration sociale. Pour les professionnel·le·s impliqué·e·s, les impacts de leur participation au projet contribuent entre autres à transformer leurs manières de travailler.

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Cet article présente l’expérience d’élaboration de l’œuvre sonore Inconditionnelles réalisée en 2022-2023 par Art Entr’Elles, un collectif d’artistes qui disent NON à la violence, à l’intolérance et à la pauvreté. Opérant avec le soutien de la Société Elizabeth Fry du Québec (SEFQ) au sein d’une maison de transition pour femmes à Montréal, l’organisme artistique à but non lucratif Art Entr’Elles a été fondé par des personnes concernées et il répond à leur besoin d’être reconnues et entendues dans la société.

Le collectif Art Entr’Elles mobilise l’art communautaire comme outil de changement individuel et collectif pour contribuer à la réintégration sociale de femmes ayant (sur)vécu à l’incarcération. L’art communautaire consiste en un processus créatif et de réflexion en groupe visant à co-créer une œuvre artistique collaborative à travers les points de vue croisés des personnes impliquées : personnes concernées, artistes professionnel·le·s, coordonnatrice du collectif et chercheuse. L’objectif du projet Inconditionnelles était d’amener chacune des femmes judiciarisées (appelées « artistes communautaires » dans le collectif Art Entr’Elles) à créer un autoportrait sonore ou un court récit sur une thématique de leur choix, qui seraient ensuite articulés et scénographiés sous la forme d’une œuvre collective. Cette dernière se déploie en deux volets : une installation in situ et une plateforme web. L’œuvre sonore créée vise à faire entendre la parole des femmes judiciarisées dans l’espace public, où leurs voix demeurent marginalisées. 

Dans cet article, nous approfondissons les principales étapes du processus de co-création de l’œuvre sonore Inconditionnelles, soit le processus créatif, l’élaboration de l’œuvre collaborative, ainsi que le lancement et la présentation publique de l’œuvre. En s’appuyant sur les expériences de personnes participantes au projet, des observations, des analyses et des discussions avec l’ensemble des membres de l’équipe, il a été déterminé que le processus de co-création est un espace de rencontre, d’apprentissage et de transformation pour les personnes qui y ont pris part. En mobilisant la théorie de la pratique sociale de l’anthropologue Jean Lave, nous développons ensuite chacun de ces aspects. Il sera ainsi démontré que les rencontres sont au cœur de la démarche de co-création, en plus d’être le moteur du processus. Puis, l’éventail des apprentissages réalisés au cours de l’élaboration de l’œuvre Inconditionnelles sera approfondi. Cela inclut une familiarisation avec les réalités vécues par les femmes judiciarisées, les apprentissages que les personnes participantes ont faits à propos d’elles-mêmes et l’adoption de nouvelles pratiques personnelles ou professionnelles. Le sens que prend la notion de transformation dans le cadre de ce projet sera étayé en s’appuyant sur les propos des personnes participantes à la démarche de co-création. Les membres de l’équipe de création estiment notamment que l’implication dans une démarche comme le projet Inconditionnelles contribue à des changements personnels et professionnels ainsi qu’à une ouverture aux autres.

Ainsi, en adéquation avec les approches promues par l’UNESCO sur l’apprentissage en milieu carcéral et l’éducation tout au long de la vie, cet article contribue à démontrer que les activités artistiques du collectif Art Entr’Elles sont une occasion pour les femmes judiciarisées de renouer avec le plaisir d’apprendre à une étape charnière de leur processus de réintégration sociale. Pour les professionnel·le·s impliqués, leur participation au projet a notamment mené à une transformation de leurs manières de travailler.

Mots clés : art communautaire, co-création, collectif Art Entr’Elles, femmes judiciarisées


Introduction

Comme le soutient la Politique gouvernementale d’éducation des adultes et de formation continue (Gouvernement du Québec, 2002), il est désormais reconnu que l’éducation se fait tout au long de la vie et dans différents contextes plutôt qu’uniquement durant l’enfance et les années de scolarisation. Elle établit également l’apprentissage comme un facteur contribuant au plein épanouissement des adultes sur les plans personnel, professionnel et social. Pour l’UNESCO, l’éducation demeure l’activité la plus productive à réaliser en milieu carcéral, tout en permettant de réconcilier les personnes détenues avec l’acte et le plaisir d’apprendre (De Maeyer, 2019). Les activités d’apprentissage ont également leur pertinence dans le processus de réintégration sociale en maison de transition, et ce, bien que le sujet demeure moins approfondi dans la littérature scientifique (Grenon et Thériault, 2024). Dans le cadre de cet article, nous nous intéressons à un projet d’art communautaire du collectif Art Entr’Elles qui déploie ses activités dans une maison de transition pour femmes à Montréal, avec le soutien de la Société Elizabeth Fry du Québec (SEFQ). En tant qu’organisme artistique à but non lucratif, le collectif Art Entr’Elles a été fondé par des personnes concernées et il répond à leur besoin d’être reconnues et entendues dans la société.

Le collectif Art Entr’Elles place l’art communautaire au cœur de sa démarche artistique qu’il mobilise comme outil de changement individuel et collectif pour contribuer à la réintégration sociale de femmes ayant (sur)vécu à l’incarcération. L’art communautaire consiste en une méthode de création collaborative à laquelle participent des femmes judiciarisées (désignées comme des « artistes communautaires » dans le collectif Art Entr’Elles) et des artistes professionnel·le·s. Ensemble, les membres du groupe entreprennent un processus créatif et de réflexion visant à co-créer une œuvre collaborative. À la différence d’autres pratiques artistiques, l’art communautaire comprend une dimension activiste ou politique puisque les thématiques de l’initiative sont en lien direct avec les préoccupations des membres de la communauté qui y participent (Leduc, 2012). En s’inscrivant dans les principes de la démocratie culturelle, le collectif Art Entr’Elles reconnaît et valorise la voix et les expériences des femmes qui ont vécu l’incarcération. En effet, la démarche de co-création se veut démocratique et non hiérarchique pour que l’œuvre élaborée résulte du croisement des points de vue, des savoirs et des expériences des personnes impliquées. Pour le collectif Art Entr’Elles, chaque personne engagée dans un projet, qu’elle soit artiste professionnelle ou non, apporte son savoir-faire et collabore avec les autres sur une base égalitaire et selon un principe d’enrichissement mutuel. Le collectif aime schématiser la collaboration de la manière suivante : « comme une boîte, les artistes communautaires amènent le contenu et les artistes professionnels apportent le contenant puis, ensemble, ils réorganisent le tout » (Art Entr’Elles, 2022).

Pour les artistes professionnel·le·s, les projets d’art communautaires du collectif Art Entr’Elles se distinguent d’autres pratiques artistiques dans la mesure où ces spécialistes doivent laisser beaucoup de place aux artistes communautaires durant le processus de co-création, tout en assurant la qualité artistique de l’œuvre finale. En effet, les productions artistiques d’Art Entr’Elles visent à être exposées dans des milieux de diffusion professionnels (musée, centre culturel, par exemple). À l’instar des artistes professionnel·le·s, les artistes communautaires impliquées dans un projet d’Art Entr’Elles sont rémunérées pour leur travail. Conséquemment, elles doivent fournir une participation soutenue tout au long de la démarche artistique qui s’étend sur plusieurs mois. La réalisation de ce projet en maison de transition, où elles sont hébergées et ont accès à du soutien psychosocial, contribue à leur persévérance dans une démarche qui leur permet de vivre une réussite. À la différence d’autres programmes ou ateliers offerts aux femmes judiciarisées, les activités d’Art Entr’Elles constituent un rare projet artistique qui leur offre une expérience de pré-employabilité. Selon les observations de la Société Elizabeth Fry du Québec (SEFQ), la participation aux activités d’Art Entr’Elles favorise le développement de compétences, comme la confiance en soi et envers les autres, en plus de contribuer à la socialisation et à la reconnaissance sociale après une période d’incarcération.

Depuis sa fondation en 2009, le collectif Art Entr’Elles a développé neuf projets d’art communautaire, dont le plus récent, intitulé Inconditionnelles,a été réalisé entre les mois d’avril 2022 et 2023. Ce projet de création sonore a été entrepris par une équipe composée de sept artistes communautaires, deux artistes professionnels (un scénographe et un concepteur sonore), la coordonnatrice du collectif (affiliée à la SEFQ) et une chercheuse. L’objectif du projet était d’amener chacune des artistes communautaires à créer un autoportrait sonore ou un court récit sur une thématique de leur choix qui serait ensuite articulé et scénographié sous la forme d’une œuvre collective. Cette dernière se déploie en deux volets : une installation in situ et une plateforme web. L’œuvre sonore collective créée vise à faire entendre la parole des femmes judiciarisées dans l’espace public, où leurs voix demeurent marginalisées.

Dans cet article, nous explorerons l’expérience d’élaboration du projet Inconditionnelles qui s’est révélée être un espace de rencontre, d’apprentissage et de transformation pour les artistes communautaires et les autres membres de l’équipe de création. Ainsi, nous commencerons par l’approfondissement des principales étapes du processus de création de l’œuvre sonore Inconditionnelles, avant d’aborder la manière dont les trois thèmes de la réflexion ont été sélectionnés et étayés. Nous développerons ensuite chacun des aspects qui caractérisent la démarche de co-création, soit la rencontre, l’apprentissage et la transformation, en croisant les points de vue d’une artiste communautaire, d’un artiste professionnel, de la coordonnatrice du collectif et de la chercheuse qui a suivi le développement du projet, avant de conclure.

Retour sur la démarche de création de l’œuvre collaborative Inconditionnelles

Le projet Inconditionnelles a été entrepris par sept femmes âgées de 30 à 65 ans ayant été incarcérées. Quatre d’entre elles ont purgé une peine dans un pénitencier fédéral (deux ans et plus). Les trois autres ont été incarcérées dans un établissement provincial (moins de deux ans). Cinq femmes du groupe ont atteint un niveau d’étude secondaire (complété ou non), alors que les deux autres ont réalisé des études universitaires. Le groupe comprenait deux femmes racisées et deux femmes affirmant avoir des origines autochtones. Quatre d’entre elles ont des enfants. Une des femmes du groupe avait déjà participé à un projet du collectif Art Entr’Elles, alors qu’il s’agissait d’une première expérience pour les six autres. Toutes ont accepté de participer au projet de façon volontaire à la suite de l’appel à participation lancé par la coordonnatrice du collectif. Au moment où le projet a débuté, cinq femmes résidaient à la maison de transition, alors que les deux autres avaient terminé leur séjour et habitaient à l’extérieur de celle-ci. Elles se rendaient à la maison de transition chaque semaine pour participer aux ateliers.

La démarche de co-création s’est déroulée en trois phases à partir du mois d’avril 2022 et s’est conclue un an plus tard, en avril 2023, avec la présentation publique de l’œuvre Inconditionnelles. Lors de la première rencontre de groupe, la coordonnatrice a distribué un « cahier du membre » à chaque personne de l’équipe. Elle a expliqué la démarche du projet d’art communautaire et le rôle des membres de l’équipe. Les artistes communautaires occupent le rôle central ; elles sont les principales autrices et signataires de l’œuvre collective. Elles sont également codirectrices artistiques et ce sont elles qui prennent les décisions artistiques finales. La coordonnatrice et les artistes professionnel·le·s les accompagnent dans le processus de création et sont cités comme coauteurs de l’œuvre collective (la mention « en collaboration avec… » est inscrite). La coordonnatrice s’assure du respect des principes de la démarche artistique du collectif et du bien-être des personnes participantes. Elle soutient les artistes communautaires dans leur prise de décision artistique et intervient comme médiatrice entre les artistes communautaires et professionnel·le·s.

La première phase, qui s’est déroulée entre les mois d’avril à juin 2022, a été consacrée au processus créatif. Elle s’est déclinée en vingt ateliers de recherche-création, d’une durée de trois heures chacun, organisés deux fois par semaine. Ces ateliers visaient, d’une part, à initier les personnes participantes à différentes pratiques artistiques, œuvres et techniques afin de développer une culture artistique commune au groupe. D’autre part, il s’agissait d’expérimenter des médiums artistiques afin que les artistes communautaires puissent progressivement élaborer leur récit personnel. Les ateliers de recherche-création étaient animés par les deux artistes professionnels principaux, la coordonnatrice du collectif, ainsi que par cinq artistes professionnelles collaboratrices dont la spécialité est liée à la narration : une poète, une artiste sonore, une réalisatrice de cinéma, une scénariste et une conteuse. Chacune a animé deux ateliers d’initiation à leur pratique artistique. Ainsi, au fil des semaines, les artistes communautaires ont fait l’expérience d’une installation sonore in situ, écouté différents genres de balados, démystifié le travail d’un bruiteur au cinéma, enregistré des sons ambiants, rédigé une variété de textes, enregistré et écouté leur voix, etc. À cela se sont ajoutées des séances de travail consacrées à la rédaction du récit personnel dont les résultats étaient périodiquement présentés au groupe. Ces partages permettaient aux membres de l’équipe de discuter, de proposer des critiques constructives et des suggestions afin que les artistes communautaires puissent enrichir leur récit personnel. Puis, à la fin du mois de juin, une semaine de travail intensive, organisée sous la forme d’une résidence artistique à la Maison de la culture Notre-Dame-de-Grâce, a été consacrée à la finalisation d’une première version des récits personnels. Celles-ci ont été présentées au groupe et enregistrées avant la pause de l’été.

La deuxième phase s’est étendue de la mi-août à la mi-novembre 2022. Elle a été consacrée à l’élaboration de l’œuvre collaborative. Ainsi, 11 ateliers supplémentaires ont été organisés pour finaliser les récits individuels, préparer l’enregistrement en studio et réfléchir à la scénographie de l’œuvre sonore collaborative. Au cours de ces séances, les artistes communautaires ont terminé la rédaction de leurs récits qui portent sur différentes thématiques chères à leurs yeux (la maternité, leur trajectoire personnelle) ou relatent un événement vécu en lien ou non avec leur incarcération. Les femmes ont aussi été amenées à déterminer les sons et l’ambiance de leur récit pour donner des orientations aux concepteurs sonores qui ont effectué le montage et l’habillage sonore. Les artistes communautaires ont également reçu l’appui d’une comédienne professionnelle pour la préparation et lors de l’interprétation de leur récit dans un studio professionnel. Peu après, les femmes ont procédé à une séance d’écoute avec le concepteur sonore afin de faire des choix parmi les prises enregistrées et préciser leurs directives pour le montage de leur œuvre individuelle.

En parallèle, les membres du groupe discutaient de la structure de l’œuvre collective composée de l’agencement des sept récits personnels. Durant ces rencontres, le scénographe sondait les intérêts, recueillait des idées et proposait des choix aux artistes communautaires qui en discutaient collectivement. Les échanges permettaient de clarifier les volontés du groupe et servaient à orienter le travail de l’équipe de conception du dispositif in situ et de la plateforme web. Certains choix faits par les artistes communautaires ont mené à des changements de direction par rapport à ce qui avait été initialement prévu par l’équipe artistique professionnelle. Par exemple, au moment où le projet avait été esquissé, la plateforme web devait être prépondérante par rapport au volet installatif. Or, lors des séances de travail en groupe, certaines femmes ont indiqué qu’elles ne voulaient pas que leur récit complet soit disponible sur Internet. Elles souhaitaient conserver le contrôle de leur parole et de leur histoire. Elles voulaient aussi que les membres du public se déplacent vers un endroit propice à l’écoute pour entendre leur œuvre. Par conséquent, ce choix a exclu toute possibilité de diffusion en plein air. Ces décisions ont été respectées par l’équipe artistique professionnelle. Progressivement, les artistes communautaires ont pris connaissance de leur récit monté en œuvre sonore. Elles ont pu demander des changements ou des ajustements à l’équipe de montage jusqu’à ce qu’elles en soient pleinement satisfaites.

La troisième phase a été marquée par le lancement et la présentation publique de l’œuvre sonore collaborative Inconditionnelles qui ont eu lieu à la Maison de la culture Notre-Dame-de-Grâce à Montréal, du 13 au 16 avril 2023. Cette installation in situ se présente sous la forme d’un foyer central autour duquel les membres du public prennent place pour écouter les récits des artistes communautaires, qui sont présentés à tour de rôle, en boucle. La voix des femmes émerge du foyer, alors que les sons émanant des haut-parleurs disposés autour de la pièce créent une ambiance spécifique à chacun des récits.

L’équipe professionnelle a ensuite poursuivi le travail de postproduction du volet web du projet jusqu’à l’automne 2023, en s’appuyant sur les orientations déterminées par le groupe durant la démarche de co-création et en organisant des suivis individuels avec chaque artiste communautaire. Ainsi, quelques mois après la première exposition de l’installation sonore, la plateforme web a été inaugurée1. Dans ce second volet, les membres du public sont invités à visiter l’univers de chacune des artistes communautaires et à écouter des fragments ou l’entièreté de leur récit personnel. La plateforme web permet également de connaître les prochaines dates d’exposition de l’œuvre sonore in situ ainsi que de consulter le manifeste du collectif Art Entr’Elles.

Le projet Inconditionnelles comme espace de rencontre, d’apprentissage et de transformation

L’objectif premier du projet Inconditionnelles était de réaliser une œuvre sonore collaborative, à partir des sept récits personnels développés par les artistes communautaires, visant à être diffusée publiquement. Or, pour l’ensemble des membres de l’équipe qui se sont impliqués dans la démarche de co-création durant près d’un an, les répercussions de leur participation au projet vont au-delà de l’œuvre créée. Lors d’une rencontre récente visant à préparer cet article, Anne-Céline, la coordonnatrice, et Marie Michèle, la chercheuse, ont retracé et échangé sur le processus de co-création de l’œuvre Inconditionnelles. En tant que coordonnatrice du collectif depuis 2015 et directrice générale adjointe à la Société Elizabeth Fry du Québec, Anne-Céline approfondit et maintient des liens avec les membres de l’équipe, ce qui lui confère un point de vue unique pour constater les retombées du projet. Pour sa part, Marie Michèle a mené une recherche postdoctorale2 sur le projet Inconditionnelles. Ce projet l’a amené à réaliser de l’observation participante tout au long de la démarche d’élaboration de l’œuvre, en plus de réaliser des entretiens de recherche avec l’ensemble des membres de l’équipe pour connaître leur expérience, leurs apprentissages et les répercussions de leur participation au projet.

En s’appuyant sur leur expérience dans le projet, leurs observations, leurs analyses et leurs discussions avec les membres de l’équipe, Anne-Céline et Marie Michèle ont conclu que la démarche de co-création avait été un espace de rencontre, d’apprentissage et de transformation pour tous les membres de l’équipe. Pour approfondir leurs perspectives, elles ont mobilisé la théorie de la participation sociale de l’anthropologue Jean Lave (2019). Pour Lave, l’apprentissage est un processus social et situé qui est ancré dans l’interaction et la participation. Dans ses travaux réalisés auprès de jeunes apprenant·es adultes dans une « école de production » au Danemark, Lave a montré qu’en participant à des activités d’apprentissage non formelles, dans lesquelles nous pouvons inclure les ateliers artistiques d’Art Entr’Elles, il se produit un processus de changement qui affecte simultanément la personne participante, sa participation aux activités ainsi que ses pratiques quotidiennes. Il s’agit d’une approche théorique pertinente pour analyser les changements vécus par les membres de l’équipe, les types d’apprentissages qu’ils ont réalisés et les répercussions de leur participation au projet Inconditionnelles.

Enfin, pour approfondir les résultats et la réflexion présentée dans cet article, Anne-Céline a sollicité Marie-Lise, une des artistes communautaires, et Hubert, un artiste professionnel, deux ans après la fin du projet. Elle souhaitait obtenir leur point de vue sur la démarche de co-création comme espace de rencontre, d’apprentissage et de transformation. Dans une discussion menée sous la forme d’un entretien semi-dirigé informel, Anne-Céline leur a posé les questions suivantes auxquelles Marie Michèle et elle-même ont également répondu :

  1. Peux-tu résumer l’expérience que tu as vécue pour le projet Inconditionnelles en quelques mots ?
  2. Qu’as-tu appris tout au long de cette aventure ?
  3. Quel a été le moment que tu as le plus aimé ?
  4. Qu’est-ce que cette expérience t’a apporté ?
  5. Est-ce que cette expérience a changé quelque chose pour toi ?
  6. Est-ce que tu voudrais refaire un projet d’Art Entr’Elles ? Si oui, pourquoi ?

Les réponses recueillies ont ensuite été analysées et classées en fonction des trois thématiques déterminées, soit la rencontre, l’apprentissage et la transformation. Ainsi, dans les prochaines sections, nous étayerons les résultats pour chacune de ces thématiques, ce qui permettra de mieux caractériser la démarche de co-création.

La démarche de co-création comme espace de rencontre

Dans les projets d’art communautaire du collectif Art Entr’Elles, la rencontre est au cœur du processus de co-création. En effet, le projet Inconditionnelles a mis en relation des personnes qui se côtoient rarement, sans compter que les activités artistiques ont permis d’établir des connexions entre les membres du groupe. Nous expliquons également que les rencontres de suivi constituent des outils privilégiés par la coordonnatrice du collectif pour s’assurer du bien-être des membres de l’équipe et du bon déroulement de ce projet collectif.

La démarche artistique implique la participation de personnes professionnel·le·s et de femmes ayant expérimenté l’incarcération, des milieux qui ont peu d’occasions de se côtoyer dans d’autres contextes. Dans le cadre d’un projet d’Art Entr’Elles, les artistes professionnel·le·s et communautaires sont amené·e·s à travailler en étroite collaboration suivant les principes démocratiques et non hiérarchiques inhérents à la démarche artistique. Leur travail de co-création doit également produire une œuvre de qualité qui vise à être exposée dans un lieu de diffusion artistique reconnu. Comme le faisait remarquer une artiste communautaire, il existe peu d’espaces semblables dans la société où les membres d’un groupe participent de manière égalitaire à une démarche dans le cadre de laquelle chaque personne peut s’exprimer sans jugement.

Pour Hubert, l’un des artistes professionnels, le projet lui a permis de vivre « des rencontres avec des personnes très variées. J’ai vécu une rencontre avec un double milieu à la fois des femmes ayant vécu la prison et un milieu très féminin. Je me suis senti accueilli et accepté. Pas jugé, pas dominé ». Dans la même optique, alors que plusieurs femmes du groupe ont vécu des formes de violence genrées (physiques, économiques, systémiques, etc.), plusieurs artistes communautaires ont mentionné qu’elles avaient apprécié le fait que les deux artistes principaux impliqués tout au long du projet soient des hommes ouverts, sensibles et respectueux. En effet, les femmes ont souligné s’être senties écoutées et considérées par les artistes professionnels, qui ont mis leurs connaissances et leurs savoir-faire artistiques au service de la démarche collective.

Durant les ateliers artistiques, tous les membres de l’équipe ont participé aux activités et aux exercices proposés, ce qui a mené au partage d’expériences personnelles vécues, de sentiments et de réflexions avec le groupe. La réalisation d’une activité de poésie, par exemple, a mené chaque personne à parler de soi et à aborder ses états d’âme. Comme le relève Marie-Lise, une artiste communautaire, il y avait « de la solidarité et de l’honnêteté » dans le groupe ; « on avait beaucoup de discussions qui menaient à des choses vraiment importantes et des choses qui étaientsincères et honnêtes ». Les artistes communautaires ont notamment évoqué des événements liés à leur incarcération et des réalités auxquelles elles sont confrontées à titre de femmes judiciarisées, dont des préjugés et les obstacles qu’elles rencontrent à leur retour en communauté (recherche de logement, assurance, marché du travail, etc.). Tout au long du processus, Marie-Lise s’est sentie « écoutée par tout le monde », ce qui s’avère particulièrement important puisque les femmes sont rarement crues dans le système carcéral et entendues dans la société. Elles l’ont mentionné pendant le projet.

Ainsi, les échanges à cœur ouvert, sur des sujets et des expériences parfois intimes, ont contribué à tisser des liens entre les membres du groupe. En ce sens, la démarche de co-création a donné lieu à une véritable rencontre entre les personnes participantes.

Dans ce projet d’art communautaire, la rencontre est également le moteur de la démarche de co-création qui nécessite une implication, à différentes échelles, de l’ensemble des membres de l’équipe. Il s’agissait d’une expérience inusitée pour la plupart des personnes qui s’impliquent dans ce type de projet pour la première fois. Comme le souligne Marie Michèle, chercheuse :

Je n’avais jamais eu l’occasion de participer à un projet comme celui-là ; en étant amenée à m’intégrer au groupe et à collaborer avec des artistes professionnels et communautaires. Lorsque j’avais discuté avec Anne-Céline de mon projet de recherche, il était très clair que je n’aurais pas pu faire de l’observation à distance. Je devais me présenter au groupe pour m’intégrer à celui-ci et, heureusement, ma présence a été acceptée. 

Anne-Céline, la coordonnatrice du collectif, précise qu’à chaque projet qu’elle réalise avec Art Entr’Elles :

À la première rencontre, j’ai toujours le trac. J’ai des petits papillons dans le ventre. J’ai toujours une petite appréhension et j’espère que les femmes vont m’apprécier, qu’on va réussir à faire connaissance. Se rencontrer quand on ne se connaît pas, ça prend du temps et c’est toujours délicat. On a tous nos préjugés et nos peurs.

Selon elle, pour faciliter la rencontre :

La pratique artistique est un excellent moyen pour apprendre à se connaître. Marie-Lise me disait lors de notre entrevue pour cet article qu’à Art Entr’Elles, elle était vraiment elle-même. Cela m’a fait réaliser que pour moi aussi à Art Entr’Elles je suis vraiment moi. L’art facilite la rencontre et nous permet d’entrer rapidement dans l’intime, les masques tombent, on se confie, on donne nos opinions, on échange, on se dévoile et on apprend à réellement se connaître. 

Le rôle de la coordonnatrice est aussi de créer des conditions propices à la rencontre (espace sécuritaire, prise de parole équitable, respect entre membres, aucun comportement violent, etc.) et de s’assurer du bien-être de chaque personne. Ainsi, tout au long du projet, Anne-Céline a organisé des rencontres individuelles qui permettent de rester vigilant sur les principes du collectif, de ventiler, d’aborder les préoccupations des personnes participantes et de s’assurer que les femmes impliquées ne sont pas mises en situation d’échec. En effet, ce projet demande beaucoup d’implication de leur part, elles y abordent des moments intimes de leur vie, dont certains ont pu être traumatisants. Ainsi, par l’entremise de ces rencontres individuelles, la coordonnatrice joue un rôle de médiatrice pour favoriser la collaboration fructueuse entre les personnes participantes. Dans le cadre de ces fonctions, elle peut également compter sur l’appui des membres du conseil d’administration du collectif et de l’équipe clinique de la SEFQ.

Au fil des discussions et des choix réalisés dans les ateliers, le projet s’est précisé et l’orientation est devenue plus claire. Hubert qualifie les instants de rencontre et de connexion entre les membres du groupe comme étant l’aspect qu’il a préféré dans le projet :

Le moment où on est en ébullition et où il va sortir quelque chose de nos cerveaux connectés. Je ne sais pas où le situer, mais il a eu lieu. C’est devenu clair. Et il y a ce moment pour chacune des femmes quand elles ont produit leur projet personnel… comme des petites bulles de satisfactions.

L’espace de rencontre favorise aussi la réalisation d’un projet qui dépasse les individus, comme le souligne Hubert : « j’ai éprouvé l’énorme satisfaction de la puissance d’un collectif. La puissance pour réaliser des choses dont moi je ne suis pas capable de rêver tout seul ».

En somme, le projet Inconditionnelles a été un espace de rencontre pour les personnes participantes qui ont appris à se connaître et se sont liées à travers la démarche de co-création.

Le projet Inconditionnelles comme vecteur d’apprentissage

Le processus de création de l’œuvre Inconditionnelles a également permis aux membres du groupe de réaliser des apprentissages sur les réalités vécues par les femmes judiciarisées, sur eux-mêmes, en plus de développer de nouvelles pratiques personnelles et professionnelles.

Ainsi, la participation à ce projet a été l’occasion, pour Hubert et Marie Michèle, de se sensibiliser aux réalités vécues par des femmes ayant vécu l’incarcération. En côtoyant ces femmes au fil des semaines dans un contexte de co-création, l’artiste professionnel et la chercheuse ont appris « à ne pas se fier aux apparences »et à développer « une appartenance à un groupe qui lutte contre des formes d’oppression », comme le mentionne Hubert. Marie Michèle indique qu’elle a beaucoup appris en observant les artistes communautaires : « Elles m’ont inspiré à me faire davantage confiance, à oser me lancer dans de nouveaux projets et à expérimenter des choses qui peuvent être intimidantes aux premiers abords ». Comme en témoigne Marie-Lise, une artiste communautaire, la participation au projet Inconditionnelles lui a appris beaucoup sur elle-même : « [j’ai appris à] ne pas avoir de jugement et à ne pas avoir peur des autres. À dire ce que j’ai à dire ». Comme cela a été discuté précédemment, le processus de création a nécessité beaucoup de travail de la part des artistes communautaires qui ont notamment dû élaborer un récit sur un sujet personnel. Cette démarche s’est parfois avérée insécurisante et émotive pour les femmes, qui ont toutefois relevé le défi. En rétrospective, Marie-Lise estime avoir davantage d’assurance qu’auparavant « parce qu’avant, j’avais pas confiance en moi ».

Les ateliers artistiques ont permis aux artistes communautaires, ainsi qu’aux autres membres de l’équipe de faire des apprentissages sur l’art, tout en s’initiant à de nouvelles activités, comme la poésie, la création sonore ou l’interprétation. Pour sa part, Marie-Lise poursuit certaines pratiques auxquelles elle a été initiée lors de sa participation au projet d’Art Entr’Elles. C’est le cas, par exemple, de l’écriture :

J’écris encore, j’écris des poèmes. Je l’écris pour moi et après je le déchire parce que je veux m’améliorer dans la vie. Je ne le garde pas, parce qu’il parait que ça ne porte pas chance. Après je le détruis, je le mets dans les poubelles et c’est oublié. Après je passe à autre chose. 

Pour Anne-Céline et Hubert, la participation à la démarche de co-création leur a permis de faire des apprentissages pertinents sur le plan professionnel. En tant qu’artiste, Hubert a l’habitude de travailler seul et de manière autonome, mais il relève que la co-création facilite certains processus et favorise le bien-être de l’ensemble des membres du groupe. Comme il l’explique : « J’ai appris à prioriser la place de la création en tant que telle par rapport aux enjeux relationnels. La priorité, c’est le lien ! C’est compatible de respecter ce lien, de l’entretenir et de ne pas abaisser les exigences artistiques».

Ainsi, au contact des artistes communautaires et en les accompagnant dans le processus d’élaboration de leur récit, « j’ai appris une forme d’écoute, à écouter mon instinct de faire confiance aux gens ». La participation d’Hubert au projet Inconditionnelles a eu des incidences sur sa pratique artistique : « la méthodologie qu’on met en place [à Art Entr’Elles], j’ai envie de la creuser à titre personnel. Je développe un projet avec du son et des voix pour donner la place à la parole, avoir ce côté documentaire poétique ». Pour sa part, Anne-Céline explique que son expérience avec le collectif a complètement changé sa façon de travailler en découvrant la méthode de l’art communautaire : «impliquer les personnes concernées par le sujet de l’œuvre au cœur même du processus de création, ça change tout ! Ça permet de voir l’importance de considérer l’expérience de vie des personnes, de ne pas parler à leur place, d’accepter de ne pas savoir».Elle précise que les particularités de la méthode de l’art communautaire lui ont permis d’apprendre à : 

[…] prendre le temps de rencontrer l’autre, à écouter, à prendre des décisions collectivement, à vulgariser mes pensées, à décentrer mon point de vue, à éclairer mes angles morts. J’ai la chance d’avoir pu expérimenter, dans mon corps, la force du collectif et des actions par et pour [les personnes concernées].

Ainsi, la démarche de co-création a été l’occasion pour les membres de l’équipe d’en apprendre davantage sur les autres, sur eux-mêmes, de s’initier à de nouvelles pratiques et méthodes de travail.

S’impliquer et se transformer à travers un processus de co-création artistique

Anne-Céline relève qu’une artiste communautaire lui a déjà mentionné que sa participation à un projet d’Art Entr’Elles avait « tout changé » pour elle dans la mesure où les répercussions de sa participation s’étaient manifestées dans l’ensemble des sphères de sa vie (logement, emploi, relation interpersonnelle, etc.). La notion de transformation est parfois difficile à appréhender, même s’il est possible d’observer des changements chez les personnes qui participent à un projet du collectif Art Entr’Elles. En nous appuyant sur la théorie de la participation sociale de Jean Lave (2019), nous aborderons la manière dont les membres sondés qualifient les changements qui se sont opérés à travers leur participation au projet Inconditionnelles.

Comme le démontrent les travaux de Lave (2019), en participant à des activités d’apprentissage non formelles, comme un projet d’Art Entr’Elles, il se produit un processus de changement qui affecte simultanément la personne participante, sa participation aux activités ainsi que ses pratiques quotidiennes. Ce changement, Marie-Lise l’exemplifie dans ses mots lorsqu’elle aborde son expérience dans le projet Inconditionnelles. Comme elle l’explique, au début du processus, sa participation était hésitante : « Parce qu’avant j’étais toute… j’étais pas capable de parler, de dire mes émotions, je pensais que j’étais pas bonne, parce que j’avais fait plusieurs jours d’incarcération. Je pensais que mon intelligence n’était plus là». Au fil des ateliers et de l’accomplissement des activités artistiques proposées, elle a développé sa confiance en elle, ce qui l’a encouragé à participer aux échanges et aux discussions en groupe :

Avec les gens, j’avais moins de misère à parler, j’étais moins insécure… J’étais plus moi ! […] ben oui, parce qu’on ne se juge pas et on se fait confiance et on est honnête avec nous autres et avec les autres […] Ça a changé ma confiance envers les autres [parce que] j’avais pas confiance en personne avant. Je sentais qu’on n’était pas jugées.

Enfin, comme nous l’avons abordé dans la section précédente, Marie-Lise a également changé ses pratiques quotidiennes en intégrant, par exemple, l’écriture et la poésie à ses activités.

Suivant la perspective de Lave (2019), l’expérience d’Art Entr’Elle a amené des transformations chez un participant comme Hubert. Il estime avoir développé une complicité avec l’ensemble des personnes participantes au projet et considère que la démarche de co-création a contribué à le rendre « plus joyeux, plus sincère avec moi-même ». Il indique également que cette expérience participe à un

[…] processus de changement. Travailler avec des femmes, ça m’aide à entrevoir ma place autrement. Ce n’est pas seulement cette expérience-là, mais c’est une part de mon changement ; être père d’une fille, partenaire d’une femme, c’est un processus en cours… la compréhension de l’oppression subie par les femmes.

Similairement, Marie Michèle affirme « avoir beaucoup appris au contact de ces femmes et du groupe. J’ai été amené à créer avec différentes personnes, ce qui était nouveau pour moi ». Au terme du projet Inconditionnelles, elle mentionne que sa participation a été l’occasion

[…] de réfléchir à mon rôle et ma pratique de chercheuse. Le fait de travailler chaque semaine avec l’équipe d’Art Entr’Elles en jouant un rôle plus actif que je ne l’avais prévu au départ, et de m’initier à des pratiques artistiques m’a donné envie d’utiliser des méthodes participatives et artistiques, comme le collage, la bande dessinée ou le zine, pour partager les résultats de mes recherches de manière accessible. Mon expérience avec le collectif m’a sensibilisé à la pertinence de diffuser des connaissances scientifiques auprès du grand public pour informer et œuvrer à démanteler les préjugés.

Ainsi, l’expérience de recherche auprès du collectif Art Entr’Elles a contribué à la changer en tant que participante, tout en l’amenant à adopter de nouvelles pratiques.

Bien qu’elle travaille avec le collectif depuis dix ans, Anne-Céline estime que l’expérience d’Art Entr’Elles l’entraîne dans un processus de changement continu :

ça a transformé profondément la personne que je suis, ça m’a touché en plein cœur ! Je me sens privilégiée de rencontrer ces femmes, qu’elles me fassent confiance et qu’elles me confient leurs histoires. Elles m’ont appris à regarder différemment et à écouter autrement. À chaque projet, j’ai l’impression de devenir quelqu’un de meilleur, d’être plus intelligente, plus patiente, plus à l’écoute, plus conscientisée, plus engagée, plus humaine… c’est comme si le groupe faisait ressortir toutes les qualités des êtres humains ! 

Enfin, les membres de l’équipe considèrent que l’implication dans un projet d’art communautaire d’Art Entr’Elles amènent les personnes participantes à l’introspection et à des transformations. Comme le soutient Marie-Lise « tous ceux qui ne sont pas capables de changer, ils pourraient faire Art Entr’Elles et ils changeraient leur comportement et leur attitude, leur professionnalisme, être honnête avec soi-même et avoir confiance en des gens ». La participation à ce processus de co-création favorise le dialogue, la solidarité, l’ouverture d’esprit et l’entraide, comme l’explique Hubert :

ce projet prouve qu’à plusieurs c’est plus facile pour rester vivant. Tous les modèles qu’on nous propose, où il ne faudrait penser qu’à sa pomme […] ça m’intéresse plus d’écouter ça. On a clairement une montée d’idées qui sont normatives, qui ont tendance à vouloir nier la différence entre les gens, et la liberté des gens à avoir des parcours de vie différents… on entend beaucoup ça monter […] Je suis ailleurs, je suis avec des gens qui font autrement. C’est une participation au monde qui est différente, qui est en engagement, qui est concernée, responsable, respectueuse… […].

Conclusion

En écoutant l’œuvre Inconditionnelles, le public a l’occasion de faire une incursion dans les univers des artistes communautaires, d’écouter leur prise de parole et de se laisser porter par leurs récits. Or, il est difficile pour les personnes spectatrices de concevoir la richesse de la démarche de création qui a mené à l’œuvre collective. Dans cet article, nous avons souhaité lever le voile sur le processus de co-création du projet Inconditionnelles et l’analyser comme un espace de rencontre, d’apprentissage et de transformation pour les membres de l’équipe qui s’y sont impliqués. Pour approfondir chacune de ces dimensions, nous nous sommes appuyées sur la théorie de la participation sociale de Jean Lave (2019), ainsi que sur les perspectives d’une artiste communautaire, d’un artiste professionnel, de la coordonnatrice du collectif et d’une chercheuse ayant suivi le déroulement du projet. Bien que le projet soit destiné aux femmes ayant vécu l’incarcération, nous avons choisi de croiser les points de vue de différentes personnes participantes pour montrer l’étendue de ses répercussions. Ainsi, il a été démontré que la rencontre est au fondement, en plus d’être le moteur du projet d’Art Entr’Elles. Nous avons également abordé différents types d’apprentissages réalisés par les membres de l’équipe au fil du processus, comme une familiarisation avec les réalités vécues par les femmes judiciarisées, des apprentissages sur soi-même ou l’adoption de nouvelles pratiques quotidiennes. Ainsi, l’ensemble des personnes participantes à la démarche de co-création ont estimé que cette expérience avait amené des transformations chez elles.

En somme, les projets du collectif Art Entr’Elles interviennent à moment charnière dans la vie de ces femmes qui sont engagées dans une démarche de transition vers la réintégration sociale. Il s’agit d’un projet qui permet de (re)créer des liens sociaux après une période d’incarcération et de s’engager collectivement, comme l’ont fait les membres de l’équipe d’Inconditionnelles en rédigeant un manifeste3. Les projets d’Art Entr’Elles permettent aux personnes participantes d’expérimenter le pouvoir de l’art qui, comme l’illustre le réalisateur Hugo Latulippe (2020 : 30-31), a une capacité de transformation dans nos vies :

L’art est une manière de nous remettre en jeu.
L’art nous force à nous repositionner (sur notre chaise ou dans le monde.)
L’art est une Antigone qui conteste des choses à l’intérieur de nous. […].
L’art permet d’accéder à l’autre, à tous les autres.
Et comme un boomerang, l’art mène forcément à la fulgurante construction de soi. […].

Références

  • Art Entr’Elles (2022). Guide du participant. Document non publié.
  • Latulippe, H. (2020). Pour nous libérer les rivières. Plaidoyer en faveur de l’art dans nos vies. Atelier 10.
  • Lave, J. (2019). Learning and everyday life. Cambridge University Press.
  • Leduc, V. (2012). L’art Communautaire, un espace pour construire la reconnaissance sociale de femmes criminalisées au Québec? Nouvelles pratiques sociales, 24(2), 168-184. https://doi.org/10.7202/1016354ar

Notes

  1. https://inconditionnelles.com/ ↩︎
  2. Cette recherche a été financée par le programme de Bourses postdoctorales du Fonds de recherche du Québec — Société et culture (numéro 2022-B3Z-300964). ↩︎
  3. Disponible en ligne sur la plateforme https://inconditionnelles.com ↩︎

Autrices

Marie Michèle Grenon
Chercheuse postdoctorale
Département d’éducation et formation spécialisées
Université du Québec à Montréal (UQAM)
grenon.marie_michele@courrier.uqam.ca

Anne-Céline Genevois
Directrice générale adjointe
Société Elizabeth Fry du Québec (SEFQ)

Coordonnatrice du collectif Art Entr’Elles
annecelinegenevois@elizabethfry.qc.ca


Pour citer cet article

Grenon, M. M. et Genevois, A.-C. (2025). L’œuvre Inconditionnelles du collectif Art Entr’Elles : la co-création comme espace de rencontre, d’apprentissage et de transformation. Apprendre + Agir, édition spéciale 2025, Apprendre et se transformer : pratiques et perspectives internationales sur l’éducation en prison. https://icea-apprendreagir.ca/loeuvre-inconditionnelles-du-collectif-art-entrelles-la-co-creation-comme-espace-de-rencontre-dapprentissage-et-de-transformation/

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